Pline consacre le bon sens...
Les Romains n’ont jamais excellé dans la théorie scientifique : « Pour les Romains, la science pure demeura toujours quelque peu exotique […] Malgré la stimulation qui résulta du contact avec la pensée alexandrine, Rome n’engendra aucun grand savant innovateur ; c’est la science appliquée qui les attira. [1] » Au début du livre II de son Histoire naturelle, Pline consacre ainsi le bon sens et condamne la spéculation intellectuelle.
Le second paragraphe présente la sphéricité (formam globatam) comme une donnée incontestable : L’énoncé des preuves irréfutables se déroule en deux temps. In primis invoque d’abord les apports supposés de l’onomastique, puis la conjonction sed annonce le témoignage des faits (argumenta rerum).
En vertu de l’onomastique
Les Romains ignorent ce que le linguiste Ferdinand de Saussure nommait « l’arbitraire du signe linguistique [2] ». Les étymologies sont très populaires dans le monde romain, car on croit qu’il existe un rapport étroit entre une chose et son nom. Nomen est omen [3], avertit un dicton latin. Il n’est donc pas surprenant que, pour Pline, le terme orbis témoigne à lui seul de la sphéricité de la Terre. Il ne se gène guère pour forcer le sens du terme, qui signifie aussi bien « cercle » que « sphère » ! Autre surprise pour le lecteur moderne : un consensus universel (le fameux consensus mortalium) suffit à fonder une vérité ! [4] On notera pour finir que Pline ne nous dit pas quels sont les termes utilisés par les autres peuples antiques pour désigner la Terre : ce point de la démonstration est donc assez léger...
Pline s’attarde davantage sur le témoignage des faits (argumenta rerum).
En vertu des faits
Ce fameux témoignage des faits repose sur un long balancement. Dans un premier temps, non solum met en avant l’équilibre de la sphère et son dynamisme ; dans un deuxième temps sed quoque évoque les bienfaits de l’observation.
La géométrie
Commençons par affirmer ceci : « [La] sphéricité, tant de l’univers que de la Terre et des astres, n’était pas justifiée [chez les pythagoriciens] par une quelconque observation astronomique, mais par le fait que la sphère était considérée comme une forme parfaite. On retrouve ici une préoccupation qui relève de la pure esthétique mathématique... [5] ». Cette grille de lecture, on peut l’appliquer mot pour mot à la sphère terrestre de Pline. La Terre est une sphère parce qu’elle est la plus parfaite des figures [6].
Tout d’abord, elle a pour elle une autonomie inégalée. C’est ce que nous dit Pline dans une envolée où il ne lésine ni sur les possessifs ni sur les pronoms réfléchis :
- omnibus sui partibus uergit in sese : chaque point de la surface est équidistant du centre. Perfection !
- sibi ipsa toleranda est seque includit et continet nullarum egens compagium : c’est une figure géométrique totalement autonome. Perfection !
- nec finem aut initium ullis sui partibus sentiens. N’ayant ni fin (finem) ni début (initium), elle est l’image de l’infini. Perfection !
Ensuite, ses qualités dynamiques sont exceptionnelles : la Terre est, par sa forme sphérique ad motum (...) aptissima, affirme Pline sans apporter au superlatif davantage de précision. On sait néanmoins que cette aptitude est au service d’un « mouvement éternel et inlassable », aeterno et inrequieto ambitu, et « d’une indicible célérité », inenarrabili celeritate. Là non plus, pas de précision sur l’origine du mouvement qui anime la Terre. On se bornera à souligner le rôle dévolu aux adjectifs, dont la force expressive constitue une mauvaise alternative à un raisonnement scientifique sérieux.
L’évidence du visible
Pline évoque enfin « le témoignage des yeux », oculorum probatione, idée prolongée par le verbe cernatur, « on voit ». Le monde, affirme-t-il, apparaît comme « convexe et centré », conuexus mediusque. A la lumière de ce que nous savons aujourd’hui, on pourrait reprocher à Pline son manque de prudence et de sens critique, mais lorsque l’observation rejoint la théorie, on ne mégote pas.
La conclusion est péremptoire : Hanc ergo formam eius aeterno et inrequieto ambitu, inenarrabili celeritate, uiginti quattuor horarum spatio circumagi solis exortus et occasus haud dubium reliquere. Elle repose sur un connecteur fort (ergo) et une modalisation qui prétend emporter l’adhésion (haud dubium). L’évidence est ici est contituée par les levers (exortus) et couchers (occasus) de soleil, aisément observables. Pline y associe comme une autre évidence des ablatifs de qualité qui confèrent à la Terre un « mouvement éternel et inlassable » (aeterno et inrequieto ambitu) et une « rapidité indicible » (inenarrabili celeritate). Passe encore pour la rapidité. Quant au reste, pas le moindre élément de preuve...
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...et condamne la spéculation intellectuelle
Rêve des limites
Pline condamne explicitement la rêverie scientifique. En témoigne la condamnation initiale : « furor est profecto, furor egredi ex [mundo] ». Le terme « furor », qu’on peut traduire ici par « égarement », voire « démence » est soigneusement mis en valeur par la répétition ainsi que par le jeu des allitérations en « f » et en « r ».
Les premières lignes du livre II de l’Histoire naturelle – qui ne font pas partie de l’extrait étudié – donnaient déjà le ton : Mundum et hoc quodcumque nomine alio caelum appellare libuit, cujus circumflexu degunt cuncta, numen esse credi par est, aeternum, inmensum, neque genitum neque interiturum umquam. Hujus extera indagare nec interest hominum nec capit humanae conjectura mentis. « Le monde, ou, ce que l’on est convenu d’appeler d’un autre nom, le ciel, qui embrasse tout dans ses replis, doit être considéré comme une divinité éternelle, immense, sans commencement et sans fin. Rechercher ce qui est en dehors est sans intérêt pour les hommes, et au-dessus des conjectures de leur esprit. »
Les choses étant posées, Pline peut maintenant pourfendre l’inconséquence des savants rêveurs, dans un double mouvement ironique fondé sur l’analogie (tanquam.. ita... ; quasi...) et dont il souligne le caractère irréaliste par l’emploi des subjonctifs [7] : et, tamquam interna eius cuncta plane iam nota sint, ita scrutari extera, quasi vero mensuram ullius rei possit agere qui sui nesciat, aut mens hominis videre quae mundus ipse non capiat. Qui est visé par cette charge ? A la fois Eratosthène (-276/-194), célèbre pour sa mesure de la circonférence de la terre, et Démocrite (‑460/-370), adepte de la pluralité de mondes périssables.
En bon stoïcien, Pline prend acte de l’insondable mystère de l’univers et réclame que l’homme se contente de la connaissance de soi. C’est ce que veut dire entre autres la phrase qui clôt le fragment dans une harmonie d’assonances : nobis qui intus agimus iuxta diebus noctibusque tacitus labitur mundus : « Pour nous qui demeurons à l’intérieur, le monde glisse jour et nuit dans le même silence ». On songe inévitablement à Blaise Pascal contemplant l’univers : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».
Limites du rêve
S’il est sévère avec certains penseurs, Pline montre plus de respect vis-à-vis des théories de Pythagore [8] . On le voit dans sa manière de poser d’abord le problème de la musique cosmique (an sit inmensus et ideo sensum aurium excedens tantae molis rotatae uertigine adsidua sonitus), et d’y répondre ensuite par une litote associée à un subjonctif parfait [9] (non equidem facile dixerim). La suite, qui en est le pendant syntaxique (remarquer la répétiton de l’interrogation an) sonne comme un regret, que matérialise l’interjection Hercule : « non, Hercule, magis quam circumactorum simul tinnitus siderum suosque uoluentium orbes an dulcis quidam et incredibili suauitate concentus. » L’idée séduit Pline à un double titre. D’abord, la pensée d’une harmonie muiscale de l’univers correpond à l’idée de perfection qu’il s’en fait ; ensuite, l’impossiblité pour l’homme de concevoir cette harmonie le conforte dans son souci de ne viser que l’accessible.
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Conclusion
Peu d’originalité donc chez Pline et un refus de la spéculation scientifique qui semble interdire tout progrès.
Pourfendeur de la rêverie scientifique, Pline est lui-même un rêveur dans la mesure où il idéalise le modèle de la sphère. En cela, il n’est pas différent de ses modèles grecs pour qui « … une immense sphère supportait les étoiles et accomplissait sa révolution journalière autour de la terre, centre de l’univers. Pour expliquer les mouvements de la lune et des planètes, les Grecs supposaient que celles-ci étaient solidaires d’autres sphères, concentriques à la première et entraînées par elle, mais animées, en outre, d’un mouvement de rotation propre. » [10]