Des devoirs à rendre
L’attention des deux enfants est détournée par les tâches qui leur incombent, car ils doivent honorer la mémoire du défunt Dorcon, fleurir la grotte des nymphes et s’occuper des bêtes inquiètes.
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- Le souvenir encore frais de la mort de Dorcon introduit une notion de deuil qui sape d’emblée toute inclinaison à l’érotisme : Μετὰ δὲ τὸν Δόρκωνος τάφον λούει τὸν Δάφνιν ἡ Χλόη « Après l’enterrement de Dorcon, Chloé va baigner Daphnis. » L’amitié et la reconnaissance que les deux amoureux témoignent à Dorcon les pousse à sortir de la contemplation réciproque pour adresser au défunt bouvier un ultime hommage : τὴν τοῦ Δόρκωνος σύριγγα τῆς πέτρας ἐξήρτησαν ἀνάθημα. « Quant à la syrinx de Dorcon, ils l’accrochèrent à la roche en guise d’offrande. » La solennité de l’acte, son caractère religieux, rendent impossible tout rapprochement physique.
- De même, les devoirs rendus aux nymphes mobilisent les énergies des jeunes gens. Si Chloé entraîne Daphnis « chez les nymphes » (πρὸς τὰς Νύμφας), l’acte relève davantage de la religion que de l’intimité sensuelle. D’ailleurs, l’évocation du corps de la jeune fille suggère par le choix des adjectifs une pureté telle qu’on ne peut envisager autre chose qu’une contemplation passive, puisque son corps est, nous dit-on, « blanc et pur » (λευκὸν καὶ καθαρὸν). Enfin, de même qu’ils consacrent à Dorcon sa flûte, les jeunes gens s’évertuent à parer de fleurs les statues de nymphes : ἄνθη τε συλλέξαντες (...)ἐστεφάνωσαν τὰ ἀγάλματα « cueillant des fleurs, ils couronnèrent les statues ». Ce geste détourne une fois encore l’attention des personnages, qui échappent ainsi au désir.
- Enfin, il faut s’occuper des bêtes, qui manifestent une inquiétude qui se traduit ici par le balancement des négations : Τὰ δὲ πάντα κατέκειτο μήτε νεμόμενα μήτε βληχώμενα « Toutes étaient couchées sans paître ni bêler ». Puisque c’est la disparition de Daphnis et Chloé qui provoque cette inquiétude (les jeunes gens sont devenus « invisibles », ἀφανεῖς depuis l’attaque des pirates), leur réapparition devient une nécessité et la présence d’un regard, fût-il celui des bêtes devenir une garantie contre le tête-à-tête érotique. Ce retour à la vue secoue l’apathie morose des animaux : τὰ μὲν πρόβατα ἀναστάντα ἐνέμετο « les moutons, se redressant, se mirent à brouter et les chèvres bondirent en s’ébrouant ». Quant aux chèvres de Daphnis, elles accèdent ici à une sorte de conscience : αἱ δὲ αἶγες ἐσκίρτων φριμασσόμενα καθάπερ ἡδόμεναι σωτηρίᾳ συνήθους αἰπόλου « les chèvres bondirent en s’ébrouant, comme se réjouissant du sauvetage de leur chevrier habituel ». Par une sorte d’hypallage [1], ce sont les chèvres qui prennent sur elle l’excitation de Daphnis. Nous noterons au passage combien la connivence entre humains et animaux est un thème cher à Longus [2].
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Une innocence totale
Mais il n’est pas besoin de circonstances extérieures pour garantir la vertu des deux jeunes gens : leur innocence intrinsèque y parvient amplement !
- Chloé conjugue esprit d’initiative et candeur. Plus mûre que Daphnis, ce n’est pas la première fois qu’elle prend l’initiative de se montrer. Elle est d’ailleurs, dans le roman, la première à ressentir les troubles de l’amour, comme Virginie plus tard dans le roman de Bernardin de Saint Pierre. Considérons l’extrait suivant : λούει τὸν Δάφνιν ἡ Χλόη πρὸς τὰς Νύμφας ἀγαγοῦσα εἰς τὸ ἄντρον εἰσαγαγοῦσα. « Chloé va baigner Daphnis le menant chez les Nymphes [et] le faisant entrer dans la grotte ». La redondance des participes, associée à la tournure de phrase qui fait de Chloé le sujet du verbe λούει, dit assez bien son rôle de meneuse.
- Sa candeur, toutefois, limite sa fonction d’initiatrice : Καὶ αὐτὴ τότε πρῶτον Δάφνιδος ὁρῶντος ἐλούσατο τὸ σῶμα « Alors, elle, pour la première fois, sous les yeux de Daphnis,se lava le corps ». D’une part, le regard de Daphnis, négligemment évoqué dans un bref ablatif absolu, est rejeté au rang de simple circonstance. D’autre part, grâce à sa pureté, le corps de la jeune fille, blanc (λευκὸν) pur (καθαρὸν) et et d’une vive beauté (le mot κάλλος intervient à deux reprises) est à lui seul un rempart contre la concupiscence. Heureux univers où l’on feint d’ignorer que la perversité se nourrit de l’innocence profanée ! [3]
- Daphnis, pour sa part, est troublé certes : Ἤλγει τὴν καρδίαν « Son cœur souffrait » ; αὐτῷ τὸ πνεῦμα ποτὲ μὲν λάβρον ἐξέπνει (...), ποτὲ δὲ ἐπέλειπε, Son souffle s’expirait tantôt précipité (…) tantôt lui manquait. Classiquement, on retrouve ici les manifestations violentes et contradictoires de la passion.
- Mais Daphnis manque d’expérience, ce que traduisent deux comparaisons – vaines parce que ses sentiments ne ressemblent à rien de connu. Il se sent καθάπερ τινὸς διώκοντος αὐτόν « comme poursuivi par quelqu’un » ou encore καθάπερ ἐκδαπανηθὲν « comme épuisé » par les efforts consentis pour fuir les pirates. Enfin, ἐνόμιζε τὴν ψυχὴν ἔτι παρὰ τοῖς λῃσταῖς μένειν, « il avait l’impression que son esprit était resté chez les brigands ». L’explication de l’innocence de Daphnis tient en peu de mots : il est jeune et fruste (νέος καὶ ἄγροικος). L’égarement de l’esprit qui le mine, le trouble physique qui l’agace, le héros les attribue en toute innocence à la même cause, la seule dont il soit conscient, le brigandage des gens de mer. L’auteur le dit encore une fois : sont héros est ignorant (ἀγνοῶν) des ravages de l’amour !
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Conclusion
Ce thème de la piraterie permet à Longus de passer, avec avec une préciosité habile, à celui du brigandage amoureux : τὸ ἔρωτος λῃστήριον. Victimes innocentes d’Eros, les jeunes gens n’ont pas finis d’être son jouet, car le dieu gagne toujours à la fin, comme en témoigne le poète Anacréon (VIe s. av. J.-C.) : A quoi me sert un bouclier ? A quoi me sert de combattre au dehors quand le combat est au-dedans ?